Sin palabras – 1947

Sans paroles

Música : Mariano Mores – Letra : Enrique Santos Discépolo

Traduction : Michel Brégeon (avril 2025)

Versión 1947 : Orchestre : Osvaldo Pugliese – Chant : Alberto Morán.

L’histoire

Ce tango, “Sin palabras”, a été composé par Mariano Mores sur des paroles d’Enrique Santos Discépolo, spécialement pour le film « Romance musical », réalisé en 1945 par Ernesto Arancibia, avec Libertad Lamarque dans le rôle principal. Le film est sorti en janvier 1947.

Mariano Mores raconte que Discépolo l’a appelé un jour pour lui demander s’il avait une musique à proposer. Il n’avait rien qui convienne à Libertad Lamarque, mais après avoir compris qu’il fallait un thème dramatique, il s’est mis au travail. Quelques jours plus tard, il a proposé la mélodie, que Discépolo a adorée. Il lui a ensuite fallu une vingtaine de jours pour écrire les paroles.

Libertad Lamarque interprète Sin palabras dans la dernière scène du film, sans doute la plus marquante. Filmée en très gros plan, elle y déploie tout le charme d’une star de cinéma. Sa performance, à la fois technique et émotive, est impressionnante. On peut la voir ici à 18’35.

Les paroles s’inscrivent dans la veine tragique typique de Discépolo, comme dans “Uno”, ou “Canción desesperada”. Le tango s’ouvre sur un vers fort : [cette chanson] … “Nació de ti” – “Elle est née de toi”. Cela semble être une chanson d’amour, une mélodie née du désir d’union, mais le texte est plein de contradictions et se transforme en un instrument de châtiment émotionnel. Le protagoniste veut se venger. Il espère qu’en chantant, même sans paroles – « sans le dire cette chanson dira ton nom »-, il pourra faire souffrir celle qui l’a blessé : »sans le dire, cette chanson va te blesser », vengeance implacable d’un homme qui a tout donné à une femme qui l’a peu estimé, et qu’il punit avec la seule arme qu’il possède : la poésie.

Discépolo exploite l’idée de l’absence de mots comme un outil poétique. L’absence de paroles ou la difficulté à trouver les mots devient ici une forme d’expression à part entière. Les vers se répètent parfois, comme un écho, une sorte de loop mental où le personnage semble être pris au piège de ses sentiments, qui tournent en boucle sans pouvoir se libérer. C’est un désir d’exprimer ce qui est indescriptible, mais qui reste en suspens.

À propos de la conception musicale de Sin palabras, Mores déclare : « J’ai commencé à composer en pensant à l’interprétation de Libertad, et à obtenir quelque chose de très passionné. J’imaginais un orchestre avec une basse percutante, et j’ai posé une phrase d’ouverture presque trop forte. L’idée m’a plu et j’ai continué à élaborer, en donnant une identité à l’œuvre. Par sa mélodie et sa manière d’harmoniser, cela ne ressemblait pas du tout à un tango. Le rythme clair du tango n’apparaît qu’à la deuxième partie. Et là, j’ai commencé à structurer, en imaginant une sorte de dialogue entre la voix et l’orchestre. C’est très style opéra. »

De très nombreux chanteurs et orchestres ont produit leur version de ce tango, ce qui en fait un vrai tube. Dès l’année de sa création on trouve des enregistrements par Biagi et Troilo, puis au cours des  années suivantes – pour citer les plus connus – par Canaro, Fresedo, Calo, Francini-Pontier et Pugliese avec la voix d’Alberto Moran. 

C’est de cette dernière version que Noelia Hurtado et Carlos Espinoza ont donné une interprétation dansée très sobre illustrant clairement les contrastes dynamiques caractéristiques de Pugliese (Lyon 2015), exprimant la montée progressive en tension et l’explosion émotionnelle de la musique et du texte.

On peut cependant préférer – comme c’est mon cas – l’interprétation de Troilo, qui rend avec justesse l’intention de Mores, conserve la structure musicale d’origine et exprime au mieux le caractère tragique de l’ensemble.

Jean-Marie Duprez

Association de Tango Argentin depuis 1992