Uno – 1943

Música : Mariano Mores Letra : Enrique Santos Discépolo

Traduction : Michel BREGEON

Uno – tango 1943 On
Uno, busca lleno de esperanzasOn cherche plein d’espérance
el camino que los sueñosLe chemin que les rêves
prometieron a sus ansias…Ont promis à nos envies…
Sabe que la lucha es cruelOn sait que la lutte est cruelle
y es mucha, pero lucha y se desangraEt intense, mais on lutte jusqu’au sang
por la fe que lo empecina…Pour la foi qui nous obsède.
Uno va arrastrándose entre espinasOn avance en se trainant parmi les épines
y en su afán de dar su amor,Et dans son désir d’offrir son amour,
sufre y se destroza hasta entenderOn souffre et on se détruit jusqu’à comprendre
que uno se ha quedao sin corazón…Que l’on y a laissé son cœur…
Precio de castigo que uno entregaPrix du châtiment qu’on inflige
por un beso que no llegaPour un baiser qui ne vient pas
a un amor que lo engañó…A un amour qui l’a trompé…
¡Vacío ya de amar y de llorarVide à la fin d’aimer et de pleurer
tanta traición!Une telle trahison !
Si yo tuviera el corazón…Si j’avais le cœur…
(¡El corazón que di!…)(Le cœur que j’ai donné !)  
Si yo pudiera como ayerSi je pouvais comme hier
querer sin presentir…Aimer sans pressentir…
Es posible que a tus ojosIl est possible que tes yeux
que me gritan tu cariñoQui me crient ta tendresse
los cerrara con mis besos…Je les fermerais avec mes baisers…  
Sin pensar que eran como esosSans penser qu’ils étaient comme ces autres
otros ojos, los perversos,Ces yeux perfides,
los que hundieron mi vivir.Ceux qui ont anéanti ma vie.
Si yo tuviera el corazón…Si j’avais le cœur…
(¡El mismo que perdí!…)(le cœur que j’ai perdu !)
Si olvidara a la que ayerSi j’oubliais celle qui hier
lo destrozó…y pudiera amarte..L’a brisé… et que je pouvais t’aimer,
me abrazaría a tu ilusiónJe m’accrocherais à ton espoir
para llorar tu amor…Pour pleurer ton amour…

Versión 1943 : Orchestre : Aníbal Troilo – Chant : Alberto Marino

L’histoire

Il faut parfois beaucoup de patience avant qu’une musique trouve ses paroles et puisse enfin être jouée en public. Ce fut le cas de ‘Uno’, qui a bien failli ne jamais voir le jour. Mariano Mores avait confié sa composition à Enrique Discépolo dès leur première rencontre, en 1940. Pendant des mois, à chaque fois qu’ils se revoyaient, le musicien demandait des nouvelles du tango, et le poète lui répondait qu’il travaillait aux paroles. Mais le temps passait, sans qu’aucun progrès ne se dessine… Jusqu’à ce qu’un jour, près de trois ans plus tard, Mores reçoive enfin les vers tant attendus. Il faut dire que Discepolo, comme il le raconte lui-même, traversait une crise de mélancolie profonde, qui le laissait incapable d’écrire. Il le raconte lui-même dans un témoignage rare qui mérite d’être cité au moins en partie : « Il y a toujours un ‘avant’… Un ‘avant’ qui justifie tout ce qui peut venir après. (…) Entre l’avant et l’après, il y a une relation de feu et de cendres, de coupure et de sang, de cris et de larmes. Ils ne peuvent être conçus séparément. 

Pour parler de ‘Uno’ — qui arriva plus tard —, je dois parler de l’avant, de cet état d’esprit particulier qui précéda la naissance de ‘Uno’. J’étais étrange. Je ne sais pas vraiment ce qui m’arrivait, mais une mélancolie inexplicable m’envahissait… Moi qui ai généralement bon caractère, j’étais insupportable. J’avais envie de me battre avec tout le monde. Avec les gardiens, les chauffeurs de bus… Vous voyez ? Avec ce corps, j’avais envie de me battre… Ce fut une période terrible. À la maison, un peu alarmés, ils appelèrent le médecin. Je n’avais rien, j’étais en bonne santé. Le pauvre médecin me conseilla ce qu’il conseille toujours : d’arrêter de fumer, d’arrêter de boire, de me coucher tôt. Puisqu’il s’agissait d’arrêter de faire quelque chose, j’ai arrêté de prendre le tramway. J’ai continué à fumer, à boire, à me coucher tard. Parce que ce que j’avais, c’était de la vieillesse, de la fatigue. Une fatigue de vivre. À ce moment-là, j’aurais aimé parler autrement, respirer autrement, marcher à l’envers… qui sait ! Le trafic, les klaxons, les cris des marchands m’irritaient. J’ai fait la seule chose logique dans ce climat d’illogisme : je me suis enfermé ! Pas dans un coffre, ni dans un placard. Je me suis enfermé chez moi. J’ai débranché le téléphone. La porte d’entrée ne s’ouvrait pour personne… Pendant ces dix jours, j’ai pensé à ma vie, aux choses de ma vie. Mais je n’ai pas pensé aux bons moments, j’ai pensé aux mauvais. Ce fut l’autovaccin qui m’a guéri. Je me suis guéri avec ma propre rage, avec ma propre amertume… Cela est passé et ne reviendra sans doute plus. J’ai évoqué cet état particulier de mon esprit pour justifier l’amertume de ‘Uno’, que beaucoup d’amis ont trouvée tremblante et désolante. Peut-être ont-ils raison. Dans d’autres circonstances, je n’aurais peut-être pas écrit ce que j’ai écrit. Ces dix jours de folie absurde m’ont aidé à préparer le thème : La désillusion amère de celui qui ne peut aimer, même en voulant aimer, n’avait pas encore été traitée. J’ai appris, pendant ces jours de bouleversement, que les gens seraient immensément heureux s’ils pouvaient ne pas pressentir… » 

(cité, repris et traduit de « Cien tango fundamentales », Oscar Del Priore et Irène Amuchástegui) 

Après cette genèse tourmentée, ‘Uno’ fut interprété pour la première fois le 28 avril 1943 par Tania, alors compagne de Discépolo. Mais à peine créé, le tango fut frappé par la censure et interdit de diffusion à la radio durant six mois. Cette éclipse forcée provoqua en quelque sorte une nouvelle naissance de la chanson. Intitulé à l’origine « Si yo tuviera el corazón« , en référence au premier vers du refrain, le tango continua de circuler dans les cafés où les habitués le réclamaient d’un geste complice, en levant simplement l’index… Par la suite, ‘Uno’ eut tout son succès. Il fut enregistré par les orchestres de Canaro, Troilo, Fresedo, d’Arienzo, Biagi, Calo, Pontier.. et repris par Libertad Lamarque. 

La version proposée ce mois-ci est celle de Troilo chanté par Alberto Marino. C’est Orlando Goñi au piano et l’arrangement musical est celui d’Astor Piazzolla. C’était encore l’époque où Troilo le chargeait d’une partie de ses arrangements tout en effaçant une partie de ses notes comme il le faisait assez systématiquement pour rendre la musique plus dansable. 

Pour la petite histoire, il existe une adaptation musicale de cette chanson par Francis Blanche intitulée « Sur le chemin de ta maison’ chantée par Jack Lantier

Belle illustration du voyage mondial de la musique tango.

Jean-Marie DUPREZ

Association de Tango Argentin depuis 1992