Letra y Música : Luis Rubistein
Traduction : Michel BREGEON (octobre 2025)
| En la evocación | Dans le souvenir |
| vuelve a soñar | Recommence à rêver |
| mi corazón, | Mon cœur, |
| y el sueño eres tú, Marión… | Et le rêve c’est toi, Marion… |
| Amor de mi juventud | Amour de ma jeunesse |
| que no se olvida. | Qui ne s’oublie pas. |
| Amor que llena de luz | Amour qui remplit de lumière |
| toda mi vida. | Toute ma vie. |
| Sombras del ayer, | Les ombres d’hier, |
| con su tristeza de canción | Avec la tristesse de cette chanson |
| siempre me dirán: Marión… | Toujours me diront : Marion… |
| Marión, | Marion, |
| sé que a tu lado fui feliz | Je sais qu’à ton coté je fus heureux |
| cuando te di mi corazón | Quand je t’ai donné mon cœur |
| en el viejo París. | Dans le vieux Paris. |
| Recuerdo | Je me souviens |
| la angustia del adiós | De l’angoisse de l’adieu |
| y el cielo | Et le ciel pleurant |
| llorando por los dos… | Pour nous deux… |
| Marión, | Marion, |
| amor lejano que dejé, | Amour lointain que j’ai laissé, |
| quiero que sepas, corazón, | Je veux que tu saches, mon cœur, |
| que jamás te olvidé. | Que jamais je ne t’ai oublié. |
| Sueño de París | Rêve de Paris |
| que se enredó con la emoción | Qui s’est emmêlé avec l’émotion |
| de tu amor sin fin, Marión… | De ton amour sans fin, Marion… |
| Hoy sólo queda el albor | Aujourd’hui il reste seulement l’éclat |
| de tu fragancia | De ta fragrance |
| y el perfumado rumor | Et la rumeur parfumée |
| de la distancia. | De la distance. |
| Sombras del ayer, | Les ombres du passé, |
| con tono gris de evocación | Avec la teinte grise du souvenir |
| siempre me dirán: Marión. | Toujours me diront : Marion. |
Versión 1943 : Orchestre : Miguel Caló – Chant : Raúl Iriarte
L’histoire
Voilà un tango plein de fraîcheur où l’auteur jette un regard tendre et mélancolique sur un amour de jeunesse. Le texte s’ouvre sur l’évocation d’une romance passée, puis revisite les instants lumineux d’un Paris rêvé, cadre idéal de leur histoire naissante. L’angoisse de l’adieu affleure ensuite, avant que la dernière strophe ne retienne ce qu’il en reste : un parfum, un murmure embaumé… et surtout la distance irréductible qui les sépare désormais. S’il y a du regret, il n’y a jamais de rancœur ; aucune agressivité ne trouble cette évocation douce-amère.
Au fil du tango, un prénom revient comme un leitmotiv : « Marión ». Répété à six reprises, au début ou à la fin de chacune des six phrases du texte, il devient plus qu’une personne : un symbole. Celui d’une époque de passions juvéniles, d’émotions à vif, aujourd’hui révolue, mais encore vibrante dans la mémoire. Il y aurait beaucoup à dire sur Luis Rubistein, compositeur et parolier dont nous dansons régulièrement les tangos et milongas (Carnaval de mi barrio, Charlemos, Milonga de Antaño dans la version de D’Arienzo, etc.). D’origine ukrainienne, issu d’une famille juive qui avait fui l’antisémitisme pour s’installer en Argentine au début du siècle, Rubistein fut renvoyé de l’école primaire pour avoir jeté un encrier sur la maîtresse qui l’avait surpris en train d’écrire des vers. Il n’acheva jamais ses études… ce qui ne l’empêcha nullement de devenir l’un des paroliers les plus prolifiques et inspirés de sa génération. Si Rubistein est bien l’auteur des paroles et de la musique, l’arrangement orchestral revient à Osmar Maderna, spécialiste, au sein de l’orchestre de Caló, des tangos lyriques au climat rêveur. On retrouve ici son traitement harmonique si caractéristique. Au piano, des accords ouverts, très espacés, glissent note à note : dès l’introduction et entre les phrases du chant, ces “voicings” donnent au tango ses couleurs flottantes et aériennes, typiques de l’écriture de Maderna. Les violons, eux, déroulent une texture continue, douce et enveloppante, un véritable tissu sonore homogène. Leurs lignes en contrechant, discrètes, mais très travaillées, entourent la voix du chanteur, remplissent l’espace entre les phrases et créent cette dynamique émotionnelle faite de montées, de suspensions et de respirations. Mais si Maderna fournit l’architecture harmonique et cette atmosphère de douceur rêveuse, les bandonéonistes Armando Pontier et Domingo Federico imposent ici une présence rythmique très affirmée. Ils donnent la pulsation et des appuis vigoureux, particulièrement dans la première section du tango.
Ainsi, contrairement aux tangos pleinement lyriques et “soyeux” comme Tristezas de la calle Corrientes, Al compás del corazón ou Qué te importa que te llore, « Marión » appartient clairement à la catégorie des tangos rítmico-líricos. Après une série de tangos plus éthérés dans l’orchestre de Caló, celui-ci répond sans doute davantage au goût du public de 1943. Le style ne renonce pas à l’élégance, mais le marquage rythmique y est plus franc. Au final, c’est un tango à forte charge émotionnelle, mais sans aucune langueur excessive.
On pourra regarder avec plaisir l’interprétation de ce tango, pleine de simplicité et de fraîcheur juvénile, par Aurélie Lafond et Julian Hahn dans leur studio de Berlin en 2019, avant leur installation définitive à Buenos Aires en 2023.
Jean-Marie DUPREZ