Música : Aníbal Troilo Letra : Homero Manzi
Traduction : Michel BRÉGEON (décembre 2025)
| Un pedazo de barrio, allá en Pompeya, | Un coin de quartier, là-bas, à Pompeya, |
| durmiéndose al costado del terraplén. | Endormi près du terre-plein, |
| Un farol balanceando en la barrera | Une lampe se balançant à la barrière |
| y el misterio de adiós que siembra el tren. | Et le mystère des adieux que sème le train… |
| Un ladrido de perros a la luna. | Un aboiement de chiens à la lune. |
| El amor escondido en un portón. | L’amour caché sous le portail. |
| Y los sapos redoblando en la laguna | Et les crapauds coassant dans la lagune |
| y a lo lejos la voz del bandoneón. | Et au lointain, la voix du bandonéon. |
| Barrio de tango, luna y misterio, | Quartier de tango, lune et mystère, |
| calles lejanas, ¡cómo estarán! | Rues lointaines, que deviennent-elles ! |
| Viejos amigos que hoy ni recuerdo, | Vieux amis que j’ai oubliés aujourd’hui |
| ¡qué se habrán hecho, dónde estarán! | Que sont-ils devenus, où sont-ils ! |
| Barrio de tango, qué fue de aquella, | Quartier de tango, qui fut celui de Juana, |
| Juana, la rubia, que tanto amé. | La blonde que j’ai tant aimée. |
| ¡Sabrá que sufro, pensando en ella, | Sait-elle que je souffre, pensant à elle, |
| desde la tarde que la dejé! | Depuis le soir où je l’ai quittée ! |
| Barrio de tango, luna y misterio, | Quartier de tango, lune et mystère |
| ¡desde el recuerdo te vuelvo a ver! | Dans mon souvenir, je te revois ! |
| Así evoco tus noches, barrio ‘e tango, | Ainsi j’évoque tes nuits, quartier de tango, |
| con las chatas entrando al corralón | Avec les charrettes entrant dans la grande cour |
| y la luna chapaleando sobre el fango | Et la lune barbotant dans la boue |
| y a lo lejos la voz del bandoneón. | Et au loin la voix du bandonéon. |
| Barrio de tango, luna y misterio, | Quartier de tango, lune et mystère, |
| ¡desde el recuerdo te vuelvo a ver! | Dans mon souvenir, je te revois ! |
Version 1942 : Orchestre : Aníbal Troilo – Chant : Francisco Fiorentino
L’histoire
« La voix employée par le poète peut nous sembler, peut-être, quelque peu étrangère à nous autres, êtres bousculés par les patines du temps qui se complaisent à dénigrer ce qui est trop nettement dessiné. Mais il y eut un temps — et j’ose dire qu’il existe encore — où chaque quartier était peu ou prou un territoire, un petit royaume, doté d’une empreinte définie et identitaire, avec ses milongas, ses clubs et ses corsos. Des vécus qui peuplaient nos jours, avant bien sûr l’avènement des propriétés verticales, lesquelles nous plongent dans la plus vile des aliénations… Le quartier, c’est la matrice où tout se sait et où les histoires se conjuguent, s’entrelacent et se marient en une pelote infinie et arrabalera. » (« Atisbos a una hermenéutica sobre la lírica de ‘barrio de tango‘”, Juan Pablo Pérez, 2024)
C’est de ce barrio dont nous parle ici Homero Manzi, celui qu’il a connu étant enfant lorsque lui et sa mère sont venus s’installer dans le quartier de Pompeya, au sud de Buenos Aires. Son évocation convoque toute une constellation de souvenirs familiers : le train protagoniste omniprésent dans les récits du tango populaire, les animaux qui aboient ou croassent à la lune, le réverbère qui se balance et, au loin, la voix du bandonéon. Mais c’est la lune, présente de manière insistante aussi bien dans le couplet que dans le refrain, qui enveloppe l’ensemble de ses souvenirs. Elle remplit de mystère la nuit, éveille le désir et couve les amours nocturnes et clandestines.
Barrio de tango marque la première composition originale d’Aníbal Troilo écrite sur des vers de Homero Manzi. Si Troilo avait déjà enregistré plusieurs tangos signés Manzi, c’est en effet la première fois qu’il s’engage avec lui dans une collaboration pleinement créative, en composant la musique spécialement pour ses paroles. Le thème du barrio y occupe une place fondatrice et sera prolongé dans deux œuvres ultérieures qui constituent, en quelque sorte, une véritable trilogie : amorcée avec Barrio de tango en 1942, poursuivie avec Romance de barrio en 1947, elle s’achève avec Sur en 1948, où Troilo donne sa forme la plus accomplie à cette méditation musicale et poétique sur le quartier et la mémoire.
Dans ce tango, la musique de Troilo adopte un tempo nettement plus lent que durant les années précédentes, une évolution largement partagée par les autres orchestres de l’époque. Après la vague d’accélération rythmique impulsée par Juan d’Arienzo à partir de 1935, le tango retrouve un rythme plus posé, offrant aux chanteurs un espace plus favorable à l’expression émotionnelle.
Au début de l’année 1942, Troilo parvient à s’installer comme unique orchestre résident dans un nouveau cabaret prestigieux de l’avenue Corrientes, le Tibidabo, où il se produira pendant dix ans. C’est également à cette période qu’il intègre un violoncelle à sa formation, contribuant à adoucir progressivement le jeu des cordes et à enrichir la texture orchestrale.
Barrio de Tango suit une structure classique avec alternance de couplets et de refrain (forme A-B-A-B-A), mais, comme souvent chez Troilo, il s’ouvre sur quelques mesures instrumentales qui anticipent déjà le refrain – précisément les quatre dernières mesures de celui-ci – captant immédiatement l’attention des auditeurs et des danseurs. Après un exposé instrumental complet des sections A et B, la voix de Francisco Fiorentino entre de manière traditionnelle à 1:18 pour interpréter les vers de Manzi. La dernière section, à partir de 2:31, reprend le thème de la section A sous la forme d’un solo de bandonéon, avant de conclure avec le retour du chanteur sur les quatre mesures du refrain annoncées dès l’introduction.
Pour illustrer ce tango de façon originale et immersive, rien ne vaut une promenade dans le barrio de Pompeya en suivant les pas de danse de Victoria Pinazo et Marcelo Valentín, dans une vidéo tournée en 1996 qui fait revivre l’atmosphère nostalgique décrite par Manzi.
Jean-Marie DUPREZ