Fuimos – Nous fûmes (1945)

Música: José DamesLetra: Homero Manzi

Traduction : Michel BREGEON (octobre 2025)

Fui como una lluvia de cenizas y fatigasJe fus comme une pluie de cendres et de lassitude
en las horas resignadas de tu vida…Dans les heures résignées de ta vie…
Gota de vinagre derramada,Goutte de vinaigre répandue,
fatalmente derramada, sobre todas tus heridas.Fatalement répandue, sur toutes tes blessures.
Fuiste por mi culpa golondrina entre la nieveTu fus, par ma faute, une hirondelle dans la neige
rosa marchitada por la nube que no llueve.Rose flétrie à cause du nuage qui ne pleut pas. 
Fuimos la esperanza que no llega, que no alcanzaNous fûmes l’espérance qui ne vient pas, qui ne suffit pas
que no puede vislumbrar su tarde mansa.Qui ne laisse pas espérer une douce soirée.
Fuimos el viajero que no implora, que no reza,Nous fûmes le voyageur qui ne supplie pas, qui ne prie pas,
que no llora, que se echó a morir.Qui ne pleure pas, qui se laisse mourir.
¡Vete…!Va-t’en !
¿No comprendes que te estás matando?Tu ne comprends pas que tu es en train de te tuer ?
¿No comprendes que te estoy llamando?Tu ne comprends pas que je t’appelle ?
¡Vete…!Va-t’en !
No me beses que te estoy llorandoNe m’embrasse pas je suis en train de te pleurer
¡Y quisiera no llorarte más!Et je voudrais ne plus jamais te pleurer !
¿No ves?,Tu ne vois pas ?
es mejor que mi dolorIl vaut mieux que ma douleur
quede tirado con tu amorSoit jetée avec ton amour
librado de mi amor finalLibérée de mon amour ultime
¡Vete!,Va-t’en !
¿No comprendes que te estoy salvando?Tu ne comprends pas que je suis en train de te sauver ?
¿No comprendes que te estoy amando?Tu ne comprends pas que je suis en train de t’aimer ?
¡No me sigas, ni me llames, ni me besesNe me suis pas, ne m’appelle pas, ne m’embrasse pas
ni me llores, ni me quieras más!Ne me pleure pas, ne m’aime plus !  

Versión 1946 : Orchestre : Osvaldo Pugliese – Chant : Roberto Chanel

L’histoire

On connaît mal les circonstances exactes de la création de Fuimos considéré aujourd’hui comme l’un des plus beaux poèmes du tango. On sait en revanche que c’est Osvaldo Pugliese qui en réalisa le premier enregistrement, en mars 1946, avec Roberto Chanel comme chanteur, sur une musique composée peu de temps auparavant par José Dames.

Fuimos s’inscrit dans la lignée du tango romanza, davantage conçu comme une chanson poétique que comme une œuvre orchestrale. Le texte y occupe une place essentielle — et le choix de Pugliese de le mettre en musique ne fut certainement pas anodin.

Homero Manzi écrivit les paroles au début des années 1940. On y retrouve un thème de prédilection : l’amour impossible, celui des amants qui ne peuvent, ou ne savent, rester ensemble. Le récit ne dit pas ce qui les sépare ; seule demeure la certitude d’un amour vrai, mais condamné.

La grandeur de Fuimos tient à la pureté poétique du langage. Manzi y montre qu’il est possible d’écrire de la poésie authentique dans le cadre d’un genre populaire. Le titre lui-même, « Fuimos » (Nous fûmes), annonce la tonalité mélancolique du poème : il évoque ce qui fut, ce qui appartient déjà au passé. Et, dès les premiers vers, Manzi joue sur la progression grammaticale :

– Fui (« Je fus comme une pluie de cendres et de lassitude »)

– Fuiste (« Tu fus, par ma faute, une hirondelle dans la neige »)

– Fuimos (« Nous fûmes l’espérance qui ne vient pas »).

Cette alternance du je, du tu et du nous crée un mouvement, une respiration, une profondeur émotionnelle rare. Ce jeu des pronoms, à lui seul, est l’une des grandes trouvailles de Manzi. Chaque vers ensuite repose sur une image saisissante : la pluie de cendres, la goutte de vinaigre sur les plaies de l’âme, l’hirondelle dans la neige, la rose flétrie faute d’eau… Chaque métaphore est une miniature poétique, condensée et essentielle.

Ce qui distingue aussi Fuimos du reste du répertoire, c’est la culpabilité assumée du narrateur et la présence d’une fatalité, d’un destin implacable, plutôt que la simple rupture amoureuse. Avec ce texte, Manzi rompt avec la tradition du tango qui faisait porter la faute à la femme : ici, c’est l’homme qui reconnaît sa responsabilité, dans une tonalité tragique et lucide. Cette introspection masculine, empreinte de destin, confère à Fuimos une place singulière dans la poésie du tango.

C’est José Dames – compositeur d’autres tangos célèbres tels que Tú ou Nada – qui mit en musique le poème de Homero Manzi. Ce qui mérite d’être souligné, c’est qu’il compose ici à partir d’un texte déjà écrit, contrairement à une pratique courante en tango où la musique précède les paroles. Ce choix lui permet d’ajuster la ligne mélodique à la charge expressive des mots.

Le couplet repose sur un même procédé musical : après un mouvement ascendant de cinq notes contigües, le premier vers (audible à partir de 19’’) se développe sur une oscillation de deux notes conjointes. Puis le même motif est repris, à chaque vers, mais transposé un ton plus haut, créant un effet de répétition poignante et une tension croissante qui culmine dans le refrain — le célèbre ¡Vete… ! (à 1’03’’) — où la douleur se transforme en supplication contenue.

On ignore qui réalisa l’arrangement orchestral pour Pugliese, mais la puissance expressive de Fuimos s’y déploie dès l’introduction. Les bandonéons y martèlent leurs accords, évoquant la pluie de cendre du texte, tandis que les violons installent une atmosphère suspendue et grave, préparant l’émotion dramatique avant l’entrée de la voix. Chanel, loin de chercher à dominer l’ensemble, fusionne avec l’orchestre, donnant une interprétation intérieure, presque instrumentale, comme si sa voix devenait un timbre parmi les autres. Le piano de Pugliese, d’une grande sobriété, se contente de souligner les fins de phrases et d’accompagner les dernières mesures avec quelques arabesques d’une délicatesse retenue.

On pourra aussi écouter la magnifique interprétation de ce tango qu’en donne Horacio Molina qui permet de comprendre toute la charge émotive contenue à la fois dans le texte et la musique.

Imperdible !

Jean-Marie DUPREZ

Association de Tango Argentin depuis 1992