L’Aube
Música : Ángel Maffia – Letra : Cátulo Castillo
Traduction : Michel Brégeon
Gira la noche en el horario | La nuit avance sur le cadran. |
del desvelado y triste | De l’insomniaque et triste |
reloj del campanario. | Horloge du clocher. |
Rueda la pena de un tranvía, | La peine d’un tramway qui roule |
que solitario viste | Solitaire et s’habille |
de azul melancolía… | De mélancolie bleue…. |
Y un fantasma de neblina | Et un fantôme de brouillard |
envuelve de fina | Enveloppe le café |
penumbra al café. | d’une légère pénombre. |
Llora la noche en su agonía. | Dans son agonie, la nuit pleure. |
¿Qué busco?… ¿Dónde voy?… | Qu’est-ce que je cherche ? ..Où vais-je ?… |
No sé… No sé… | Je ne sais pas… je ne sais pas… |
¿Será la triste y lejana | Serait-ce la triste et lointaine |
Margot, que fue | Margot, qui fut |
como una luz en mis sombras? | Comme une lumière sur mes ombres ? |
¿Será su vieja ventana? | Serait-ce sa vieille fenêtre ? |
¿Será su voz que me nombra? | Serait-ce sa voix qui m’appelle ? |
¿Será el amigo vencido | Serait-ce l’ami vaincu |
que ayer nomás | Qui hier justement |
me dio un abrazo llorando? | M’étreignait en pleurant ? |
Yo no sé que ando buscando sin cesar, | Je ne sais ce que je recherche sans arrêt, |
que en tu penumbra he de hallar… | Ce que je dois trouver dans cette pénombre… |
Versión 1944 :
Orchestre : Juan D’Arienzo – Chant : Alberto Echagüe
L’histoire
Nous sommes en septembre 1944. Depuis quatre annnées, l’orchestre et le style de D’Arienzo ont connu une profonde évolution.
Tout commence en 1940, quand D’Arienzo se retrouve seul après la démission de presque tous ses musiciens, à la suite d’un désaccord sur leur rémunération. Même son chanteur vedette, Alberto Echagüe, quitte l’orchestre. Heureusement, D’Arienzo parvient rapidement à reformer un nouvel ensemble, en s’entourant de musiciens de grand talent. Parmi eux : le bandonéoniste Héctor Varela et le pianiste Fulvio Salamanca, considéré comme l’un des plus brillants pianistes de l’histoire du tango. Il s’appuie aussi sur le violoniste expérimenté Cayetano Puglisi, qui avait déjà joué dans de nombreuses formations.
Le style aussi évolue. Les arrangements de Varela, puis de Salamanca, apportent une nouvelle richesse musicale. La musique gagne en développement, le style s’affine. Le tempo ralentit légèrement, laissant plus de place à l’expression et à la subtilité, au-delà des effets percutants.
C’est également à cette époque qu’apparaissent des solos de bandonéon, tous interprétés par Héctor Varela. Ces moments solistes, rares et presque exclusifs à ces années-là, marquent une recherche d’expressivité et de raffinement musical. Par endroits, l’influence de Troilo se fait sentir dans l’écriture et l’interprétation. Certains passionnés de tango évoquent même un style « salonga » — une fusion entre salon et milonga — pour décrire cette période. Ce style reste du D’Arienzo, mais avec des accents qui rappellent parfois l’esprit de Troilo.
« La Madrugada » est un tango emblématique de 1944, à une époque où le tango lyrique atteint une intensité expressive et poétique remarquable. La collaboration entre Ángel Maffia, compositeur talentueux et bandonéoniste, et Cátulo Castillo, l’un des plus grands poètes du tango, donne naissance à une œuvre chargée d’émotion et de mélancolie, où poésie et musique fusionnent pour capturer un instant suspendu dans le temps, celui où l’âme se confronte à ses fantômes dans le silence de l’aube.
Le titre “La Madrugada” (l’aube naissante) renvoie à un thème récurrent dans le tango : celui de l’errance nocturne, des souvenirs douloureux et des émotions floues qui surgissent à la lisière de la nuit et du jour. L’aube symbolise ce point de bascule entre ombre et lumière, où le temps semble glisser, emportant les illusions et les espoirs. Dans la brume du petit matin, ressurgissent les souvenirs indicibles, empreints de douleur.
Avec des images simples, mais évocatrices, Castillo esquisse le portrait d’un être abandonné, solitaire, errant sans sommeil dans les rues. Le crissement des roues d’un tramway, le son lointain d’une cloche d’église, la brume qui enveloppe la ville : autant de détails qui plongent la scène dans une mélancolie profonde, intimement liée à l’atmosphère nocturne de Buenos Aires.
La composition d’Ángel Maffia épouse parfaitement cette ambiance. Le rythme, lent et appuyé, accentue la gravité du texte. Les accords mineurs et les lignes mélodiques poignantes renforcent cette impression de solitude et d’errance. C’est à Alberto Echagüe, tout juste revenu dans l’orchestre après sa démission de 1940, qu’il reviendra d’interpréter ce tango. Ce sera pour lui l’occasion de déployer toute sa palette émotionnelle. Une chance pour D’Arienzo, car la même année, Héctor Mauré doit quitter l’orchestre suite à une opération de la gorge qui l’empêchera de chanter pendant plusieurs mois. Echagüe restera aux côtés de D’Arienzo jusqu’en 1957, formant avec lui l’un des binômes les plus populaires de l’histoire du tango, et sans doute le chanteur le plus emblématique de son orchestre.
On remarque dans l’orchestration la place importante accordée aux contre-mélodies, en particulier celles du violon et, de manière encore plus marquée, du bandonéon. Un élément particulièrement inhabituel se produit à l’entrée en scène d’Echagüe, autour de la première minute : il est accompagné par une contre-mélodie jouée en solo par Héctor Varela au bandonéon, qui soutient l’ensemble du premier couplet. Ce choix renforce la tension émotionnelle du chant. Dans le refrain, les violons prennent ensuite le relais : d’abord dans une entrée puissante en tutti, puis en laissant s’exprimer le violon solo de Cayetano Puglisi.
En définitive, La Madrugada s’inscrit dans la lignée des grands tangos introspectifs et poétiques des années 40. On y retrouve une approche mélodique similaire à celle de « Malena » (Demare / Manzi, 1941), avec une mise en avant de la voix et du bandonéon ; le même procédé d’images successives et d’évocation de souvenirs à travers un paysage urbain que l’on a dans « Tinta Roja » (Castillo / Stamponi, 1941) ; l’ambiance nostalgique et évocatrice du passé que l’on retrouvera dans « Sur » (Troilo / Manzi, 1948).
Jean-Marie Duprez