Un témoignage inédit :
Damián FORETIC, bandonéoniste, compositeur et musicien de tango
À l’occasion de son passage aux Allumés de Nantes le 28 février 2025, Damian Foretic s’est confié sur ses origines, sa formation au tango, l’importance de son apprentissage au sein de la Orquesta-Escuela Emilio Balcarce à Buenos Aires, ainsi que sur ses projets professionnels et sa vision de l’avenir du tango. Il nous a aimablement autorisés à partager cet entretien.
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Le texte qui suit est une retranscription fidèle d’un échange entre Jean-Marie Duprez et Damián Foretic, réalisé le 28 février 2025 à Nantes. Bien que concis, cet entretien apporte des éléments intéressants pour ceux qui s’intéressent au parcours des musiciens de tango.
L’échange s’est tenu dans un coin de la salle des Allumés de Nantes, autour d’une petite table, en amont de la milonga où Damián Foretic et Gerardo Jerez Le Cam allaient se produire en duo. La retranscription a été épurée des hésitations et répétitions, tout en restant fidèle au contenu. L’original en espagnol est disponible sur demande.
DF : Damián Foretic
JMD : Jean-Marie Duprez
Formation et connaissance de la Balcarce
JMD – Pour commencer, peux-tu me dire comment tu as connu la Balcarce et comment tu y es entré ?
DF – J’ai commencé à jouer du bandonéon au conservatoire Manuel de Falla, qui est un conservatoire de musique académique à Buenos Aires.
JMD – Tu ne jouais pas avant ? Pas dans ta famille ?
DF – Non, non, je n’ai pas d’antécédents familiaux ni dans le tango ni avec le bandonéon. J’ai voulu étudier la musique de ma propre initiative. J’ai donc décidé d’aller au conservatoire. Il y avait une liste d’instruments, et j’ai choisi le bandonéon, comme j’aurais pu choisir la clarinette ou la flûte. Oui, c’est comme ça que ça s’est passé. J’y ai étudié pendant six ans, mais je n’apprenais pas le tango spécifiquement.
JMD – Parce qu’on pouvait déjà apprendre le bandonéon dans ce conservatoire ?
DF – Oui, on peut apprendre à en jouer, bien sûr. Dans mon cas, je jouais beaucoup la musique de Jean-Sébastien Bach, ainsi que de nombreuses transcriptions pour bandonéon d’œuvres de Mozart, Beethoven, Chopin, Domenico Scarlatti, Frescobaldi… de différentes époques de la musique académique.
À chaque examen, je devais présenter un programme et, à la fin, il y avait toujours un seul tango, mais joué dans le style de mon professeur, Rodolfo Daluisio. Il avait une manière très particulière et personnelle de jouer le tango. Il écrivait lui-même les arrangements, donc c’était du tango, mais dans son style, qui était très particulier.
Après ces six ans, j’ai voulu commencer à travailler dans le tango… mais je ne savais rien. Mes premiers engagements ont été très difficiles, car je n’avais pas les outils pour jouer le tango.
Avec le temps, j’ai fait mes premières tournées avec un groupe appelé Ciudad Baigón, un groupe de jeunes d’environ 19-20 ans. J’ai fait mes premières tournées en Europe, sans vraiment savoir jouer le tango, mais je me débrouillais avec ce que j’avais. Puis en 2009, je me suis présenté pour la première fois à une audition de l’Orquesta Escuela de Tango Emilio Balcarce, mais je n’ai pas été sélectionné. Je pense que c’est parce que j’avais préparé des œuvres classiques pour l’audition. J’ai joué du Bach, et peut-être qu’ils attendaient un jeu plus proche du tango. C’est l’impression que j’ai eue.
Deux ans plus tard, en 2011, je me suis représenté, et cette fois, j’ai été admis, en jouant du tango. Ce fut un apprentissage extrêmement complet, qui m’a transformé en musicien de tango professionnel, car j’ai découvert tous les styles distincts de chaque orchestre. C’est une connaissance que j’applique encore aujourd’hui, que ce soit en donnant des ateliers ou des cours particuliers. Il y a toujours des choses que j’ai apprises à l’Orquesta Escuela qui me reviennent. J’en suis toujours très reconnaissant.
Après ces deux années à l’école, j’ai commencé à travailler plus régulièrement…
JMD – Et de quoi vivais-tu pendant ces deux ans ?
DF – Je commençais déjà à travailler. L’Orquesta Escuela est aussi une vitrine qui permet aux musiciens d’être repérés. Cela donne une sorte de certification, qui montre que le musicien est sérieux, qu’il veut bien jouer, qu’il va étudier et faire les choses correctement.
Dès mon entrée à l’Orquesta Escuela, j’ai commencé à recevoir beaucoup d’offres de travail. J’ai rejoint des groupes, et ensuite j’ai travaillé dans les spectacles de tango de Buenos Aires, en me spécialisant dans les remplacements.
Je lisais bien les partitions et j’étais capable de m’adapter rapidement. À une époque, je jouais dans dix spectacles de tango différents, chacun avec une musique différente, en changeant de lieu chaque jour.
JMD – Et même deux spectacles le même jour ?
DF – Oui, oui, ça m’est même arrivé d’en faire trois dans la même journée, avec des répertoires totalement différents. J’ai fait ça pendant plusieurs années.
Du musicien de groupe au musicien indépendant
Ensuite, j’ai rejoint la compagnie Tango Pasión, une compagnie très importante qui avait accueilli le Sexteto Mayor et qui a une longue histoire. Là, j’ai commencé à voyager plus intensément.
J’ai fait plusieurs tournées avec eux, puis j’ai commencé à organiser mes propres tournées. Je venais seul en Europe et je jouais avec des musiciens sur place. Par exemple, je contactais un guitariste et on jouait en duo pendant une semaine, puis j’allais dans un autre pays et je jouais avec un pianiste, et ainsi de suite… J’ai fonctionné comme ça pendant quatre ou cinq ans, voyageant plusieurs fois par an.
Jusqu’à cette année où j’ai décidé de passer plus de temps en Europe qu’en Argentine. J’ai plusieurs projets ici. D’un côté, la pédagogie : je donne des cours particuliers de bandonéon et j’anime un atelier d’improvisation dans le tango, que je propose dans différentes villes lors de mes voyages. Je l’ai donné à Londres, Berlin, Paris, ainsi qu’en Argentine.
Avec ma compagne Andrea, j’anime aussi un atelier de musicalité pour les danseurs.
JMD – Vous avez commencé l’année dernière, non ?
DF – Oui, oui, et nous avons déjà donné des ateliers dans plusieurs endroits.
Mais je suis aussi très intéressé par l’improvisation. Il y a deux ans, j’ai lancé un projet appelé Tango sin arreglo. Il s’agit d’un cycle où, à chaque rencontre, quatre musiciens, qui parfois ne se connaissent même pas, définissent une liste de tangos et leur tonalité.
Par exemple, on décide qu’on va jouer Malena en ré mineur, mais il n’y a pas de répétition ni de préparation. Tout se fait en direct. Selon la formation du quatuor (bandonéon, piano, violon, guitare), on alterne les combinaisons : un morceau avec bandonéon et piano, un autre avec violon et guitare, puis un trio, etc. Et ainsi de suite, comme si nous faisions des formations différentes avec ces quatre musiciens à chacune des rencontres.
JMD – Un peu comme dans le jazz ?
DF – Comme une jam session de jazz, oui. Mais l’idée est qu’en ayant une liste de morceaux prédéfinis, chaque musicien peut les étudier en profondeur. Cela permet non seulement d’improviser, mais aussi de créer un arrangement en direct. Un arrangement, normalement, est quelque chose que l’on écrit pour que les musiciens le jouent. Mais ici, en connaissant bien le tango et en interagissant, on génère cet arrangement instantanément devant le public.
JMD – Directement devant le public ?
DF – Devant le public. C’est mon défi.
D’un autre côté, je m’intéresse beaucoup à la composition. J’écris de la musique et le fait de venir en Europe y est pour beaucoup, pour avoir le temps d’écrire et de travailler en tant que compositeur.
C’est un peu un résumé de moi, de ma recherche.
JMD – Et cette musique que tu composes, c’est une musique pour la musique ou elle est aussi destinée à la danse ?
DF – C’est de la musique pour la musique. Mais en parallèle, je joue aussi dans les milongas pour les danseurs. En même temps, je peux jouer de la musique de Piazzolla, pour des concerts. J’ai beaucoup joué avec des orchestres symphoniques, j’ai passé des heures en concert. Eh bien, rien qu’avec Gerardo [Jerez Le Cam], l’année dernière, nous avons fait un concert avec l’Orchestre Symphonique National d’Argentine, en présentant une œuvre qui était pour piano, bandonéon et violon.
L’idée pour moi est de faire un peu de tout, de pouvoir jouer de la musique. J’ai un groupe avec le guitariste Santiago Vera Candioti, c’est le guitariste qui joue avec Ramiro Gallo et nous faisons de la musique de tango très contemporaine. C’est du tango, mais très contemporain. Et c’est une recherche très écrite. Tout est écrit, exactement ce qu’il faut jouer, ce qui est très différent de l’improvisation. Oui, j’aime pouvoir faire un peu de tout, un peu de ça, un peu pour les danseurs, un peu pour l’enseignement. Et pouvoir varier, pour ne pas m’ennuyer.
La tension entre les styles classiques et le tango contemporain
JMD – Il n’y a pas de contradiction avec l’enseignement de l’école Balcarce, qui transmet les styles des anciennes orchestres ?
DF – Non, ce n’est pas du tout contradictoire, au contraire. Je pense que la musique que l’on fait aujourd’hui est le résultat de toute cette tradition. Par exemple, quand on répète avec le groupe qu’on a avec Santiago, qui est très contemporain, on est toujours en train d’évoquer les orchestres, en disant, tiens, on va faire ça à la Pugliese et ensuite nous allons faire ceci à la Troilo. Et tout le temps, il y a des choses que j’ai apprises dans l’orchestre-école [Balcarce].
C’est la même chose dans la recherche de nouvelles choses. Elles viennent de là, elles viennent toujours de la tradition, elles ne viennent pas de rien. Je joue du tango, donc tout vient de ce que j’ai appris. Ce n’est pas du tout contradictoire.
JMD – Que penses-tu du tango électronique ?
DF – J’en ai joué avec Otros Aires, mais ce n’est pas mon choix. Je l’ai fait pendant une courte période, puis j’ai commencé à sentir qu’il n’y avait pas de profondeur, parce que le tango a beaucoup de… beaucoup de changements, de rythmes. Il y a beaucoup de va-et-vient. Pour moi, le tango repose sur des variations rythmiques, des accélérations, des ralentis… alors que la musique électronique garde un tempo fixe. Et une fois qu’on l’a joué plusieurs fois, ça ne me remplit pas. Ça me lasse vite. Ce n’est pas ce que je choisis de jouer.
Los tres futuros del tango
JMD – Oui, maintenant j’ai une question un peu folle pour toi. Comment vois-tu l’avenir du tango ? Car aujourd’hui, le tango est largement soutenu par la danse. Alors ? Par exemple, les gens viennent-ils ou écoutent-ils beaucoup ta musique avant d’aller danser ?
DF – Oui, oui, je pense qu’il y a un public pour les concerts, un public qui veut écouter les nouvelles propositions musicales, surtout en France. En France, il y a beaucoup de personnes très cultivées qui s’intéressent à la découverte de nouvelles musiques et de nouvelles approches. Ce que je mets en place actuellement, lorsque je joue dans des milongas, c’est d’abord un court concert de 20 à 30 minutes où les danseurs écoutent simplement. Nous y jouons toute la musique, les nouvelles propositions, puis la milonga commence, et pendant la milonga, nous jouons de la musique bien dansable pour eux.
Je pense que ce n’est pas une pratique très répandue, mais qu’elle pourrait prendre de l’ampleur. Par exemple, au festival d’Innsbruck, en Autriche, où je suis allé l’an dernier, j’ai été surpris de voir que les concerts des groupes étaient très valorisés sur scène, tandis que la danse passait au second plan. Il y avait des groupes très modernes qui proposaient des choses pas forcément dansables.
Et pourtant, les danseurs commencent à comprendre que cela aussi, c’est du tango. Que ce n’est pas seulement écouter un orchestre traditionnel et danser dessus, mais aussi écouter les nouvelles propositions et voir comment les danser, comment, à partir de leur propre danse, ils peuvent les intégrer.
JMD – Je comprends, mais je pense que la musique que tu fais, qui est très intéressante, n’est pas une musique pour danser, non ?… C’est une question…
DF – Ça peut être les deux. Personnellement, ce que j’écris, je le pense de manière très rythmique et j’essaie de ne pas enfermer le tango dans une case, mais plutôt de laisser émerger d’autres choses. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne puisse pas danser dessus. Il faut lui trouver un angle différent, et le danseur doit aussi adapter un peu sa danse à cette musique, être plus ouvert. Il y a des milongas avec des jeunes qui s’intéressent beaucoup à ça et qui dansent sur n’importe quelle musique, ils y trouvent leur plaisir…
Je pense qu’il y aura toujours les deux approches : la milonga traditionnelle, pour ceux qui veulent danser sur les orchestres des années 40 – et c’est très bien que cela existe – mais cela deviendra comme un musée, petit à petit. C’est une façon de s’isoler de la réalité, de voyager dans les années 40 … Je ressens un peu cela. Les gens s’habillent aussi comme à l’époque, avec beaucoup d’élégance. Et puis, il y a d’autres milongas où les gens s’habillent comme aujourd’hui, comme s’ils allaient simplement boire un verre. Je pense que c’est bien que ces deux mondes coexistent.
JMD – Parfois, je me dis que le tango a suivi un chemin similaire à celui des grands Big Bands de swing aux États-Unis dans les années 1920 et 1940, et à l’évolution du jazz qui a suivi. On peut encore danser le Lindy Hop ou le Rock sur ces musiques de swing, mais aujourd’hui le jazz est quasi indansable.
DF – Pour moi, c’est très clair. D’un côté, il y aura la tradition, avec ces milongas où l’on veut écouter de la musique romantique et où des groupes vont reproduire ces orchestres de façon incroyable, et les gens vont continuer à en profiter.
D’un autre côté, il y aura des groupes qui proposeront une musique nouvelle pensée pour la danse, en gardant les danseurs au centre de leur démarche. Cela va arriver, et c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Je prépare d’ailleurs un spectacle avec Andrea, où j’écrirai la musique spécifiquement pour la danse, mais pour une danse de scène.
Et enfin, la troisième approche sera une musique 100 % dédiée à l’écoute, qui n’aura pas vocation à être dansée, avec des recherches musicales intéressantes. Je pense que ces trois courants peuvent coexister.
JMD – J’ai l’impression qu’aujourd’hui la deuxième possibilité n’est pas encore vraiment développée, non ?
DF – Non, mais elle va le devenir.